Qu’en est-il de la perte momentanée ou durable, nous ne savons pas encore, de ce sens si vital que représente pour nous, thérapeutes sexologues, le « toucher » ?
Qu’en est-il de « la poignée de main » lors de l’accueil de mes impatients-tes ? Se serrer la main est interdit. Pourtant ce premier geste partagé entre une personne ou un couple et son thérapeute est porteur de rassurance et d’empathie. Il symbolise dans notre culture latine, un accueil chaleureux, et dans notre éthique professionnelle, un accord de principe : « Je vous reçois pour répondre à votre attente de soin ». Ce langage des mains, ce « passage de relais » lors d’une nouvelle rencontre me manque et manque à mes impatients-tes. Instinctivement nous nous surprenons à amorcer le geste de tendre la main, mais très vite l’élan est interrompu par l’interdit, la raison. Je dis, comme pour m’excuser: « Nous n’avons pas le droit… mais le cœur y est. » Les mots tentent de remplacer le geste. Je laisse à la personne que je reçois le soin de décider que nous portions le masque ou pas. Un bureau nous sépare, qui matérialise à la fois la bonne distance sanitaire et l’espace octroyé au respect des personnes et des mots ; concordance positive. Au bout de quelques minutes d’entretien, la personne en face de moi, enlève son masque. Pour mieux respirer ? Pour parler plus librement ? Pour ne pas masquer ses émotions ? Son mieux-être est visible. Elle pose son masque, s’installe plus confortablement et sourit. Le sourire, comme une invitation à continuer l’entretien, à s’autoriser l’expression de ses émotions.
N’oublions pas que le masque (notamment au théâtre) est la métaphore d’une attitude trompeuse. Qui que nous soyons ressentons un malaise face à cet objet. Instinct de conservation et désir de relation humaine se confrontent dans nos pensées et nos actes. La bonne distance, qu’elle soit à but sanitaire, dans le couple, ou dans la relation thérapeutique est le lieu du dialogue, de la médiation et du respect.
Pourrions-nous à l’avenir attribuer à ces « gestes barrière » une deuxième mission d’ « ouverture » et inventer de nouveaux comportements relationnels ?
« Le réel est à prendre ou à laisser… Mieux vaut agir que trembler. » Extraits du livre « Contre la peur » auteur : André Comte Sponville.
La bonne distance… dans le couple
La gestion du temps était, avant le confinement, le problème numéro un du couple dans la vie de tous les jours. Avec le télétravail et le chômage partiel le nouveau problème s’avère être la gestion de l’espace. A l’extérieur de la maison, la distance entre les individus sera de 1 à 10 mètres selon les activités exercées. Dans le couple la distance n’est bien entendu pas précisée. Pourrait-on imaginer une évaluation de la distanciation en fonction du degré de l’affectivité. Je t’aime un peu : 4m, beaucoup : 1m, passionnément : 0m, à la folie : les deux se confondent. « La folie dévoratrice qui lie deux personnes à leur début ne peut se prolonger sauf à se muer en d’autres liens non moins estimables, la complicité, l’amitié douce et confiante. » Pascal Bruckner Le mariage d’amour a-t-il échoué ?
Comment trouver la bonne distance dans le couple aujourd’hui ? Entre « Tu es loin » et « Tu m’étouffes » ou entre « Tu ne t’occupes pas assez des enfants » et « Tu es énervé-e parce que tu fais trop de choses à la fois ». Quel comportement adopter pour trouver la bonne mesure du lieu et du temps dont j’ai besoin pour télétravailler ou pour faire des choses qui m’intéressent, parce que le chômage même partiel me fait ressentir un sentiment d’inutilité et de culpabilité?
Je suggère deux possibilités : 1) Un petit morceau de table dans la salle à manger fera l’affaire, je serai accessible à toute la famille et j’assumerai, à l’image de superman ou de superwoman les quatre fonctions de parent, époux-se, ami-e et professionnel-le en même temps. 2) Je programme une réunion de famille pour dialoguer sur la nécessité d’une organisation collective. Le couple va devoir passer d’un état multifonction déjà lourd à porter avant le confinement, à l’état de « champion toutes catégories » imposé par de nouvelles exigences professionnelles et relationnelles. Cette mutation, imprévisible avant le confinement, va nous donner du fil à retordre. Et c’est encore le couple qui va casquer ! On passe soudainement d’un schéma de compréhension à un autre sans aucune préparation.
Il faut tout inventer nous-mêmes. On ne peut plus se permettre de deviner, d’improviser, de dire que l’amour va encore une fois tout résoudre. Je l’écrivais déjà dans mon essai : « le couple, tel une entreprise, constitue une forme de partenariat régi par un contrat (tacite ou formulé) et permettant de mettre en œuvre des projets co-construits. Pour cela il est utile de savoir gérer les priorités, planifier et se répartir les tâches. » S’inviter sous le même toit, s’assoir ensemble autour d’une table, papier, crayon, réflexion, concertation.
Dans le couple, la bonne distance se mesure à nos capacités de communication, d’innovation, de solidarité, d’équité et surtout d’adaptation.
« La bonne distance se réalise avec le recours au langage, aux signes, au verbe, au sens échangés par deux acteurs lucides, informés et décidés à faire coïncider leurs actes et leurs déclarations. » Michel Onfray Théorie du corps amoureux.
Les nouvelles attributions du couple multifonction
Les bouleversements que nous vivons impliquent un nouveau chamboulement dans l’organisation du couple et de la famille. Dans le cadre de la thérapie de couple et pour rendre plus compréhensible mon propos, je me suis toujours efforcée de distinguer quatre fonctions éventuelles qui découlent de la vie à deux : le couple amant (sensualité – érotisme), le couple ami (tendresse – solidarité), le couple conjugal (organisation domestique) et le couple parental (éducation des enfants). Ces quatre fonctions sont généralement amalgamées dans l’appellation générique « couple ». En réalité, chacune de ces fonctions possède ses propres impératifs de temps, d’espace et de comportements. A chaque fonction correspond un état d’esprit et des compétences qui lui sont propres : fantaisie et légèreté pour le couple amant, complicité et connivence pour le couple ami, capacité organisationnelle pour le couple conjugal, autorité-bienveillance pour le couple parental. Se greffe aujourd’hui une cinquième fonction pour le couple : celle d’assumer chômage partiel et ou télétravail au sein du domicile familial.
La notion de chômage partiel dévalorise ce que l’on appelait avant le confinement le « temps partiel » ou temps de travail partiel. Les deux conduisent au même résultat temps-espace mais le premier sous-entend une valeur négative : le chômage.
Le télétravail, quant à lui, n’est pas encore considéré à sa juste valeur de « vrai travail » avec tout ce que cela implique : spécificité, place et temps réservés et respectabilité.
Si on se tient au principe des fonctions, à quoi ressemblera la nouvelle mission du couple ? Sachant que le couple ami est le cerveau, le lien conceptuel, celui qui propose de s’arrêter, s’asseoir, discuter et prendre des décisions. Grâce à une communication adaptée et adaptable, il se situe au centre et fédère les autres fonctions. Demain son influence s’étendra à l’organisation et à la valorisation d’une ou deux activités professionnelles sous le toit familial. Sachant d’autre part que le couple conjugal est garant du confort matériel des personnes, soutien logistique, responsable d’une distribution équitable des tâches et de leur faisabilité. Demain, il devra également assumer l’installation et la gestion d’une ou deux activités professionnelles intramuros. L’ergonomie, science des conditions de travail et des relations entre les personnes, va entrer dans le domaine conjugal. Elle complétera et soutiendra l’action du couple conjugal. Le couple devient effectivement un complexe plurifonctionnel, acteur sans précédent de la transition amour-action. Il est urgent de le reconnaître en tant que tel et de le valoriser en créant des ateliers du couple, des centres de recherche, une éducation beaucoup plus vaste à la sexualité humaine et à la relation de couple.
Faire l’amour : contrainte ou escapade ?
A ceux qui pensent que le confinement favorise la sexualité, je demanderai d’abord laquelle, l’assouvissement d’un besoin ou l’aboutissement d’une relation ? Je ne me lasserai jamais d’explorer cette différence majeure entre l’homme et la femme dans la sexualité du couple : la proximité physique provoque la plupart du temps chez l’homme un besoin et un désir de rapprochement sexuel, désir naturel physiologiquement spontané. C’est pour cette raison que la femme accuse son compagnon, à tort bien entendu, d’être un « obsédé sexuel ». Pour elle, le désir n’est pas instantané. Il dépend d’une ambiance de bien-être, de légèreté, d’attentions, d’un certain romantisme, pour accéder à un échange sensuel enfin partageable. L’homme, alors, soupçonne sa compagne de frigidité, d’indifférence ou d’infidélité. Les deux sont victimes de fausses croyances qui émanent d’une ignorance entretenue par notre société. Quand l’homme est dans le désir la femme est dans le désir du désir. Ce décalage est trop rarement décrit et démontré. Notre conception de la sexualité humaine est loin de respecter notre capacité à enrichir et à embellir la sexualité du couple.
A ceux et celles qui croient que la sexualité humaine est un besoin vital au même titre que manger ou dormir je réponds qu’il serait bon de dissocier la génitalité (sexualité de la reproduction), de l’érotisme (art de la sexualité). J’entends par érotisme la dimension humaine de la sexualité : savoir susciter et entretenir le désir du ou de la partenaire par des attentions préméditées ou improvisées, étonner, apprivoiser, jouer de l’intuition des gestes et des mots, faire preuve de délicatesse, mais aussi inventer et scénariser, bref, le contraire de la spontanéité physiologique et de la magie du temps de la passion. Le sexe et les mots entretiennent des rapports si contradictoires que lorsque le sexe se dit, il ne se fait pas, et lorsqu’il se fait il ne se dit pas. Une culture de la fusion dans le mariage et une éducation pitoyable dans le domaine de l’affectivité et de la sexualité dans le couple, perpétuent l’ignorance et la superstition mais aussi la licence et la perversion. On dit le sexe à mots couverts, ou on ne le dit pas du tout, ou on le dit mal. Nous employons l’expression « faire l’amour » dans le cadre de deux situations extrêmement différentes : le couple intensément amoureux au plus fort de la passion et le couple amicalement amoureux au plus loin dans la durée. Notre vocabulaire amoureux est bien pauvre qui nous fait mélanger les effets magiques de la passion et la nécessaire et passionnante fabrication du désir et du plaisir entre deux personnes qui souhaitent vivre ensemble longtemps. Les amalgames qui résultent de cette confusion des mots et des personnes sont lourds de conséquences pour le couple post-passion et bien souvent sources de violences. Le confinement quel qu’il soit est une contrainte, l’érotisme une escapade. Les deux sont incompatibles.
La bonne routine fait son retour sur la scène du couple
Je m’étais engagée fin mars à parler ici des couples qui souffrent et ne cassent pas des portes pour autant. A l’encontre des catastrophistes, ces situations sont les plus fréquentes. Au cours des huit semaines de confinement, grâce aux entretiens téléphoniques individuels et aux échanges par Skype avec les couples, je n’ai pas entendu uniquement des plaintes. A situation exceptionnelle, réactions exceptionnelles. Des hommes et des femmes que je croyais « au bout du rouleau » ou prêts-es à se séparer et d’autres déjà engagés-es dans une procédure de divorce ont fait machine arrière. Comme si, face à un ennemi encore plus dangereux (l’épidémie), le réflexe était de se ré-unir et de « faire corps ». Chez eux, une nouvelle complicité s’est installée, sans doute par un réflexe d’autoprotection. Le sentiment amoureux les avait réunis il y a plus ou moins longtemps et c’est le souvenir de cet amour et le sentiment de solidarité réciproque qui les re-lient aujourd’hui.
Certains propos sont édifiants : « Je me suis rendue compte à quel point notre routine, nos habitudes, nous aident à surmonter nos différents… c’est comme une ancre qui nous relie à la vie » … « Au fur et à mesure que nous rangions nos livres, notre vaisselle, nos vêtements, nous avions l’impression de nous ranger, nous !… nous avons partagé ce ressenti, ça fait du bien »… « Je réalise, avec le confinement, que je suis bien chez moi. Nous nous sommes organisés différemment, on a changé beaucoup de choses… comme si on recommençait… c’est devenu un jeu. »
Confinement et déconfinement sont des étapes qui se reproduiront peut-être dans notre futur. Nul ne le sait. La routine, les habitudes étaient considérées comme des valeurs démodées, hors cadre du « tout nouveau tout beau ». Dans son essai sur « Le devoir de bonheur », Pascal Bruckner romancier philosophe, transfigure la routine : « Le grand art ne consiste pas seulement à briser la routine mais à jongler avec plusieurs pour ne dépendre d’aucune… en inventer de nouvelles, cela s’appelle une renaissance. »
La routine peut devenir l’amie du couple complice quand les petites satisfactions quotidiennes nourrissent et valorisent notre vie de tous les jours. C’est peut-être grâce à nos habitudes que nous sommes capables d’inventer et de construire de nouvelles compétences. Dans le couple, l’ordinaire peut nous reposer de l’extraordinaire. Organiser, ranger chacun-e à sa manière, nous octroyer le temps du couple et le temps pour soi, échanger nos désirs de changements et faire de tout cela… une bonne routine…